Les sabots d'amour (légende forézienne)

(article paru en 1891 dans le Roannais Illustré)

Le voyageur arrivé à la Croix du Sud, l’un des points culminants de la montagne forézienne bourbonnaise, jouit d’un des panoramas les plus étonnants qui puissent se rencontrer dans cette région. Le soleil couchant teinte en rouge sombre cet immense espace qui, commençant à ses pieds, va se confondre avec les monts d’Auvergne, dont la silhouette disparait dans le lointain. On dirait un abime profondemment creusé ; l’effroi,la crainte, l’émotion nous absorbent au fur à mesure que la pensée et les yeux fouillent et pénetrent cette grande et majestueuse nature.

Un peu à gauche de cet immense dépression de terrain, au fond de laquelle s’élèvent encore des montagnes coupées de vallées et de ravins profonds, l’on découvre l’emplacement de Saint-Haon le-Chatel, le pays aux traditions. Oh, comme l’on conçoit bien, en visitant ces contrées, que la tradition et les légendes s’y soient religieusement conservées. Dans ces familles où la vie est plus intime, les enfants vivent de l’esprit et du souvenir de leurs aieux. Les habitants de la montagne ont su garder leur foi religieuse et les sentiments honnêtes. N’est-ce point déjà un certain dédommagement de la rudesse du sol et du climat, une compensation pour le dur labeur que leur impose le terrain souvent ingrat qu’ils cultivent ?

Mais le conteur des légendes et des pieuses traditions n’est plus....Nous avons recueilli près de lui la légende des “sabots d’amour”, encore connue à Arconsat en Auvergne, à Ambierle et à Saint-Haon le Chatel.

Quand, par un beau soleil luisant, le dimanche au grand matin, le vieux laboureur revêtait ses habits de fête qu’il recouvrait de sa biause (blouse) bien neuve et bien bleue et quittant le logis avec son fils, un gros blond de vingt ans, grand gars portant un petit paquet mystérieusement dissimulé dans des branches d’airelles, on pouvait dire au hameau qu’un mariage allait se conclure.

Tout deux cheminaient lentement...et sans mot dire, le voyage eut-il duré plusieurs heures.

On arrive à la maison, harassé de fatigue, car le chemin était long et pénible. Mais les portes sont verrouillées.

Après qu’on a frappé trois fois, le plus jeune de la maison va ouvrir timidement la porte. On entre ; personne....

Le silence est glacial ; le père frappe à la porte de la chambre ; personne ne répond. Il ouvre enfin, fait de grandes révérences avec son fils devant toute la famille et quelques voisins assemblés ; les volets sont à demi-clos et l’obscurité permet à peine de distinguer la jeune fille de la maison qui, toute tremblante, reçoit elle-même du jeune homme “le présent”. C’est à ce moment qu’il cherche à découvrir dans les yeux de la jeune fille un doux regard, sur ces lèvres un sourire ; puis, après avoir renouvelé leurs salutations et fait leurs révérences, les visiteurs quittent le logis.

Cette scène, qui est toujours convenue, est ordinairement préparée par “Lou prieu d’noces”. Elle se joue toujours mimiquement ; de part et d’autre, personne n’a prononcé une seule parole.

Durant la semaine, la famille de la jeune fille a pris ses résolutions.

Le dimanche suivant et à la même heure, le paysan et son fils se présentent de nouveau

Ils frappent, ils attendent, ils entrent enfin. A leur arrivée, la jeune fille tremblante d’émotion délie le petit paquet dont les cordes nouées et embarassées exercent son habileté.

Chacun est assis. Personne encore n’a parlé. Le moment est solennel, il est décisif.

Le mystérieux paquet est enfin délié ; la jeune fille en retire deux sabots bien vizelés. Elle les dépose sur le carreau en face du jeune homme et de son père. Chacun suit avec une attention palpitante tous les mouvements qu’elle va faire. Elle quitte sa chaussure, s’assied et se met à essayer les sabots d’amour.

Un immense cri de joie et des bravos remplissent la maison, car c’est le sabot gauche que la jeune fille a mis le premier à son pied. Tout le monde s’est levé ; chacun s’est embrassé dix fois, le mariage est conclu. Un souper attend les parents et les amis, et avant de se séparer, on fixe le jour des noces.

Depuis ce jour, la fiancée ne quitte plus ses sabots ; puis après son mariage, le sabot gauche sera suspendu au dessous du bénitier placé à la tête du lit. Plus tard, les enfants le reconnaitront, et dans le partage des meubles, c’est l’aîné qui héritera des sabots d’amour.

Quand au sabot droit, on l’a brûlé le jour des noces dans un feu de joie allumé par la jeune mariée elle-même, et autour duquel tous les gens de la noce ont fait une ronde des plus animée, en poussant des hourras qui n’ont fini que quand le feu a été éteint.

Mais malheur quand la jeune fille essaye le sabot droit en premier. Le pauvre garçon et son père quittent la maison profondement émus, mais sans faire entendre la moindre plainte. Ils rentrent tardivement au logis ; et après avoir brisé les sabots contre le puits, on en brûle immédiatement les débris, car la maison serait menacée de malheur si on les rapportaient entiers.

Et le mauvais souvenir suivra la fumée.....et la flamme consumera le chagrin.

Francis Perot.

vizelés : ornés de dessins gravé à la “vize” synonyme patois de l’osier en Forez, en Auvergne, en Bourbonnais et en Berry.

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L’auteur de cet article signale qu’il possède trois de ces sabots d’amour dans sa collection ; ils proviennent des environs de Saint-Haon. Un quatrième vient d’Arconsat. Ils datent tous du commencement du XVIII° siècle.