De Roanne à La Prugne - Fragments de voyage en 1876

Le brouillard après la Saint-Jean
Promet toujours du beau temps.

Dieu ne fasse pas mentir le proverbe ! mais à cinq heures du matin, le brouillard glacé noir ressemble à la pluie ; cette année, l’hiver ne finissait ; torrents, grandes rosées et bouderies du soleil. Il a tonné hier, les chemins sont en ravines, les feuilles mouillées, les herbes versées ; les faucheurs enragent et avisent le ciel, les vignerons jurent le rougeot et la coulure dûs à la froidure des nuits.

Les jolies maisonnettes qui font de la route presque une rue, de la ville à la Côte, ouvrent leurs contrevents d’un air renfrogné ; les charrettes commencent à rouler vers le marché, mais lentement : on a bien le temps ; on ne sait que faire aux maisons pendant qu’il pleut .... Les bergères tournent leurs devantières en manteaux. "Comme il va se mouiller ! pensent-elles. C’est pourtant vous, rustiques, qui faites les remarques et les proverbes. Bah ! Les amis de la montagne nous attendent ce jour-là ; allons toujours : Si le soleil monte bien et chasse peu à peu la brume grise, ce sera superbe ! après la Saint-Jean.

Alors les nuages s’élèveront sombres, avec des bords roulés, frisés, amoncelés et menaçants, mais sans orage, pour la journée. La montagne d’abord couverte accrochera ses pics, ses rocs, ses aspérités aux nuées pour les déchirer et chercher l’azur : un rayon flamboyant ouvrira la voûte bleue ; il y aura de grandes ombres courant sur les plaines et des jetées de lumière variant avec le souffle du vent ; tel sommet de pourpre noire plongera dans la vallée lumineuse, tel bois brillera sous le luisant de ses feuilles et la rivière de Besbre, d’argent étincelant baignera le pied des bois noirs de Montonsel !

Au bout d’une petite montée, la chapelle de l’antique paroisse de Saint-Léger dresse flèche de bois, clocheton neuf sur un oratoire abandonné ; la paroisse actuelle est à l’ancien prieuré de Pouilly-les-Nonains ; les habitants de la section ont utilisé les fonds qu'ils avaient à part dans ce petit monument d’un orgueil légitime et inutile pour en priver léglise rivale de leur chef-lieu de commune. A cette heure, un terrassier fouille dans le cimetière délaissé ; un crâne rit sous sa bêche; quelques pierres tombales alignent des inscriptions : trépassés de Pierrefite, de Couzan perdus aux brouillards éternels, noms illustres qui s’effacent ! Au temps de notre enfance, on arrivait à Saint-Léger par un chemin creux, étroit, une crase tortueuse embarrassée de souches de rouvres noueuses, caverneuses, pleines de peur ; puis tout d’un coup, le regard effaré se jetait sur la corniche romane où grimaçait une rangée de têtes de morts, qui, bien que depuis longtemps l’église ne servlt plus au culte, restèrent pour l'effroi des passants. La mort, voilà le sombre nuage, la brume froide et grise ! Après ?... il y aura un rayon de soleil pour les pauvres voyageurs.

Eh! vrai, voici qu’il pointe sur le campanile carré de Pouilly et sur son abside bysantine de l’ordre de Saint-Menoux, et nous voyons au-delà des grands arbres de la rivière, comme entre deux draperies la montagne de la Madeleine à demi sombre ; à ses pieds, riant et éclairé, le bourg de Saint-André d’Apchon avec les restes de son manoir.

Riche et verdoyante est la plaine, vrai bien de moines. On nous parle de religieux gaulois, les Bihermes, qui croyaient à une double vie, on nous montre de loin leur fontaine sacrée, naguère hantée par un serpent fabuleux, au milieu des tuiles à crochet et des ruines romaines. A Saint-André, c’est la Renaissance, le XVI° siècle qui ne déflore pas les traditions payennes, le grand maréchal curieux des hautes élégances, des fêtes, des tournois sanglants ou galants ; les visites des rois, l’art du temps de Henri Il et de Diane de Poitiers avaient rempli le pays de débris précieux tombés aux mains des Juifs marchands d’antiquités. Mais sans nous écarter de la route, nous voyons la grosse tour, quelques médaillons sculptés aux murailles, un socle de croix orné d’acanthes ; sur la place, ancienne terrasse du château, un ormeau desséché, immense et respecté des habitants ; en ce temps de ministres on voit avec plaisir même l’ombre d’un Sully.

L’escalade de la montagne commence à travers les vignes, le plant descend en droite ligne au levant déclinant au midi, quel soleil bon ! quel feu septembral ! et combien je comprends, un instant, ce citoyen de Saint-André, qui, touché de la grâce bachique, émettait sous l’orme la théologie vinicole d’un dieu unique, le dieu Soleil ! Théorie de libations, culte intime des pots. Qu’aurait dit de plus s’il avait vu comme avant-hier dans cette vigne au sortir du bourg tomber le tonnerre ! La foudre a brulé un cercle de vieilles cépées, roussi les feuilles, à demi vitrifié le sol et soulevé le gravier en un rond, lieu aimé du ciel et marqué. Jupiter tonnant a lancé le carreau dans une vigne ! Oui dà, le Bouthéran cette année, va, comme le vin de Chypre, créer des dieux ! Montons encore en corniche à travers les rochers d’un beau granite bleu, I’oeil domine au loin les plaines de la Loire ; la vigne se retire petit, à petit devant les fougères et la digitale pourprée, quelques hameaux se cachent sous de grands noyers au creux des vallons.

Les moines rouges ont, dit le peuple, possédé ces pays. On montre à Châtelux, au-dessus de Saint-Alban, un roc dénudé, noir, qui surplombe le désert ; c’est une enceinte ruinée, une fortification primitive de grosses pierres vitrifiées, unies par une demie fusion, un château de verre, post-antique de signaux par le feu, où l’on a trouvé des armes de l’âge de pierre, une citerne. Les templiers y buvaient au dieu Baphomet ? - Pas du tout, c’est un volcan ! Oui ... un volcan isolé au milieu d’un pays où il n’y en a pas d’autres, tout petit, mignon, sans coulée de lave, sans soufre, scories ou cendres ayant poussé là comme un champignon avec, fossés, pointes de flèches en silex ; rasez les ruines jusqu’au sol de porphyre, il n’y aura plus de cratère ! Archéologues, mes amis, le volcan de Bouthéran n’est pas éteint dans les réclames des Thermes de Saint-Alban.

Plus loin de vieux tilleuls cachent le clocher en bois d’Arcon, sa vieille église romane humide et croulant, ah ! s’ils cachaient le tas de pierres de la nouvelle église ! Il reste dans l’autre quelques débris, et des traces de curieuses peintures.

Près du col de la croix Trévin, sur la croupe d’une montagne, la société de Sylviculture de la Loire possède une pépinière, et de maigres reboisements ne font pas un bois enchanté comme celui de Rondonière ; il faut treize heures pour en faire le tour. L’herbe qui égare y pousse drue, bien que le bois n’ait que dix mesures. L’endroit est mal renommé, le passage mauvais pendant l’hiver, le vent entasse les congères de neige, s’engouffre dans les gorges d’Isable ou dans la noire goutte du Four, un village atrocement connu par un parricide ; le payasage est âpre, l’abime immense, le coeur oppressé, hâtons-nous. Le proverbe a l’air de vouloir mentir .... quel nuage là-haut sur le bois Greffier !

La voie la plus directe pour se rendre de ce point à la Prugne est le chemin de Saint-Priest qui longe le plateau de la Madeleine, laisse à droite la forêt de l’Assise et descend en vastes lacets dans la vallée de Barbe, mais la route est aujourd’hui barrée, on achève cassis et ponceaux, fossées et culbutes, passez par Saint-Just voyageurs naifs qui n’avez point vu d’avis au bas de la montée ; mais, ce jour là, affiche d’aucune sorte ! Ah ! si ! il y a bonne demie heure en posé une à la croix Trévin, comme un écriteau sur la tête d’un écolier et nous avons monté deux heures durant et nous ne connaissons pas le chemin, et cela nous fait faire un tour de vingt deux kilomètres et l’agent-voyer cantonal ....

Ne maugréez donc pas ! Nous passerons par Saint-Just ! Mais le pays change au revers de la croix Trévin ; le Bessay déroule sur les prés en fleurs ses maisons, son moulin, les grands bois de chênes frais des pluies récentes ombragent le chemin ; ruisselets et fontaines murmurent, trainées d’ombre plongées de lumière dessinent au flancs des côtes ; les estrades antiques de Cherez à la vieille église, à la madone, du rocher, la tour de la paroisse des Moulins tout en bas du val tinte l'heure. Halte ! le temps n’a pas de malice, cela veut dire qu,il n’y aura pas d'orage.

Aux Moulières, suivant une tradition presque perdue, était jadis la ville de Cheriers ou une autre... détruite par les guerres avec son faubourg du "Nifauron" au coin du bois de Tor (nom de divinité scandinave). Cet écart de territoire resta longtemps une annexe de la paroisse de la Prugne, il eut ses seigneurs; la grande famille des Bletterie, et dépendait du diocèse de Clermont ; si loin que cet endroit, désert aujourd’hui, soit du bourg de Prunhia, trois voies antiques soudées à la hauteur de la Croix Trevin le traversaient en y portant la vie industrielle puisque nous verrons dans la montagne des mines exploitées autrefois, des verreries, des usines à préparer l’asphalte, enfin des postes fortifiés gardant les frontières arvernes. Une voie de Feurs venant par Amyons, Cuchamp, Cremeaux et Couzilly, la Vigouronne, une autre de Roanne par Saint-André, Préfol, Châtelux, Arcon et dont les traces coupent les rampes de la Croix-Trevin se continuaient aux Moulières pour descendre au plan du Fournet, au Châtelard de la Burnolle, à Charrier et remonter à la Prugne. Dites-moi,bergères, avez-vous entendu raconter que, au temps d’autrefois... une ville... la ville de la Moullière ? .... Et les bergères de rire sans façon : « Sont-ils bredins ; ces bourgeois !... ils cherchent des villes à la campagne sont-ils bredins !

Les filles avaient des quenouilles longuettes avec de l’oeuvre pour plusieurs journées, le chanvre, flottait au vent, les fuseaux viraient; elles allaient toujours pieds nus dans l’herbe cotonneuse des ériophores, parmi les gentianes bleues ; leurs vaches paissaient; Romaine : la jument broutait le feuillage des arbres; tout le monde avait faim. Verse ! Verse Verse de la gourde génoise garnie de jong tressé; tire le bissac.

Les ramées se couchent sur l’eau, le coudre penche, le verne s’incline au long du ruisselet mais le houx dresse ses piquants le bouleau grêle blanchit sous bois, le tremble trémousse des feuilles dans l’ombre indécise filent le chèvre-feuille et la clématite, les bergères chantent. O vieux père Corot fumant ta pipette, reviens !

Quand la fauvette chante, c’est à demi cachée, discrète, attentive, lui faut la pénombre, le silence, la sécurité du bocage ; mais la bergère du Bessay nous savait derrière l’alisier nain ; elle se sent écoutée et d’une voix splendide de contralto, résonnante, vibrante, elle accentue un refrain rustique... la forêt fait écho, le bois tressaille ; mêlée au soupir du vent, au bruissement des ramilles, au jeu de l’eau sonore, la voix jette une note ou deux ! se tait... puis recommence pleine et timbrée. Le troupeau capricieux entraîne la bergère au beau milieu du pré... le fuseau rompt étourdiment le fil : coquetterie ! On ne chante plus....

Avisant lors la fille : elle portait des pendants faux longs d’une demie aune qui tintaient comme sonnerie ! elle avait mis des boucles d’oreille à sa muse ! Tout est donc défloré, vieilli, fini ! Quel chasseur moderne a passé là ? Quel voiturier de faubourg sur la route nouvelle. a roulé ? Quittons ces lieux désenchantés.

Autre horizon ; vers le midi, les plaines de Feurs, par delà les plateaux de Neulise ; plus loin la plaine de Montbrison hérissée de monticules ou cônes dont chacun porte sur son basalte église ou château. Saint-Romain, Mont-Isoure, et au plus près Mont-Verdun. Là, sur la montagne en face, le Châtelard de Cremeaux taillé dans le roc, entouré d’une enceinte cyclcopéenne nous interdit les portes du Forez ; nous devons suivre un peu la Vigouronne, contourner le massif de la Madeleine et descendre à Saint-Just.

Dans ce canton hospitalier, nommé de son nom en Chevallet d’après, dit-on, le grand nombre de chevaliers qui l’habitait, nous avons des amis et chez eux le gîte, mais nous manquera Daniel, le jeune étudiant fils de notre hôte ; avec lui nous avions, l’an dernier, parcouru le pays, étudié vallons et sommets ardus, les postes gaulois du ............... le camp romain de la Châtre cantonné de tours rasées, le rocher de Pey du Ban qui garde le chemin des maçons et surplombe la gorge du Ban. Daniel ! je ne connais pas de plus fier plaisir que celui de faire un élève en archéologie ; dans cette science, toute d’observation, l’écolier est souvent le maître : le bâton à la main, le portefeuille au dos on marche, on grimpe, on mesure, on dessine - Cela est gaulois, ceci romain ! - Cela sicambre ! Quelles exclamations lorsqu’un silex à la surface du terrain au pied des roches primitives blanchit sous son Cacholong, une tuile à rebords, un tesson de poterie, une ferraille ! du bronze, bronze ! Jeunesse et poésie, âge de pierre où l’on ne craint rien, science nouvelle, fouillez, fouillez le sol de nos montagnes, interrogez le passé que votre pays ardu cache encore au profanations. Ce n’est point perdre sa peine ; les vestiges des aieux, les noms des conquérants et les luttes pour l’indépendance nationale, voilà ce qui faut connaître, crainte que la paresse du jour, la frivolité, la décadence ne nous englobent ; Jeunes archéologues, futurs savants, sauvez la vieille Gaule !

Aux vacances, nous reverrons Daniel ; sous le toit paternel nous causons longuement de lui ... La réception est si cordiale. "Oh! la bonne route barrée qui nous a forcés de passer par ici. C’est première étape qui nous conduit chez nos amis, mais il faut quitter ce bourg hospitalier, sourire à sa fontaine ornée des gaités sculpturales du temps de Rabelais, caresser d’un regard de regret les masures vêtues de lierre et les ruelles du château où jouent ensemble lignes, ombres et lumières, premier plan du tableau romantique des Cornes d’Urfé.... A ce nom le vieux Forez galant se réveille !..

Deux peintres venus ici l’an dernier disaient : nous faisons Saint-Just en chevalet ! "Que diront les inventeurs d’étymologies ! La ville vieillit, très-abandonnée, sevrée des grâces administratives et c’est justement du côté de son chef-lieu d’arrondissement que les routes n’ont pas la pente réglementaire : un architecte de ma connaissance appelle le courrier : Voiture des martyrs.
Il a dans les profondeurs un service de renforts que ruinerait une route bien tracée, il y a sur les hauteurs un potentat qui..... et l’on risque entre deux de se casser le cou. En revanche, la vallée d’Aix splendide s’ouvre au nord coupée de gouttes sauvages descendues des grands bois. Deux lieues, nous cotoyons l’Aix, vive bruyante, frémissante sur son lit rocheux brisé par les cascatelles, les ponceaux, les moulins ; d’argent vif au pré et noire sous les grands arbres ; la forêt du Montoncel y mire les sapins des Bois Noirs. Le clocher neuf d’une paroisse neuve, la Conception pointe à mi-chemin ; puis ces bois couvrent les flancs de la route ; au vieux temps ; l’abbaye de Cunhliat en Auvergne possédait un prieuré à Chaney au bout d’une allée de chênes dont les rejetons énormes couronnent le coteau : tout le pays se nommait en Chancy (comme Saint-Just était en Chevalet) et maintenant Saint-Priest, la dernière commune et paroisse des Segusiaves de ce côté, et des Arvernes, voisins mais non amis ; charbonniers et scieurs sont là chez eux en pleine forêt.

Chez les scieurs, l'homme crie, la femme crie, l'enfant crie ! la scie grince des dents, l'eau mugit. Le Setou est maitre chez lui ; point de noise ou de contradiction autrement il vous jettera sur la Séte ni plus ni moins qu'un sapin; rude pays, rudes gens que la vie isolée des grandes forêts, l’âpre travail coupé de courses lointaines pour vendre les planches, fait hardis, farouches et prompts ; vieux Gaulois de sêve et de sang ! Chaque bief chaque rigole a sa scierie; et devant chaque hameau, les voliges, les bennes, les bacholes s'entassent au soleil, pour les foires des plaines. J'ai vu les petits pâtres se fabriquer en bois de verne de petits chars, rêvant déjà des voyages des scieurs : on coupe une rame fourchue, raidie par un bâton, voilà le banc et le timon, deux brindilles s'arrondissent en ailerons, ce sont les encrimes, deux autres demies courbes figurent les roues, et l'on charge des écorces de sapin, tant pointu qu'on peut, c'est le char antique, primitif, c'est la binna gauloise. Le grand char a des roues brutes non ferrées de bois de fayard, un essieu de bois, l'avant train fait d'un arbre fendu, est le mènechin ; l’arrière train s'en va bien loin à quinze pas derrière, rejoint par les paquets de douzaines de planches et voliges qui plient sous leurs liens de branches tordues. Cela part au milieu de la nuit, avec rumeur ; celà hurle, lamente, glapit, rugit ; le diable a graissé le chariot ; on se demande quel enrhumé tousse dans la montagne. Le Sétou lui chante, jure, blasphême, hêle le charbonnier dans sa hutte, rit et pique ses petits boeufs nerveux, cahin, cahas ! il arrivera au soleil couchant pour la foire de demain, bien résolu à tricher. C'est dans un vieux bas de laine qu'il met ses écus ; le vin du pays bas est bon, bon !

Deux scieurs avaient fait voeu... de planter, dans leur village une croix. Tous les deux ne s'étaient abstenus de jurer de humer pot, de tromper. . . Ils en avaient sur la Grand conscienci ! .... mais celui qui le premier penserait à l'accomplissement s'avouait le plus .... et la croix ne se plantait point. Piarre attardé de vin et de nuit, chargé de provisions retour de Saint-Just fut ramassé sur la route et hissé sur une voiture charitable il balance, s'équilibre, s'assied, tire sa pipe les flammes de l'enfer sortant d'une bouteille de pétrole brisée l'entourent tout à coup, Il n'en mourut pas et se souvint du voeu prononcé.

- "Mon voisin a promis avec moi de faire monter une croix devant chez nous ~ dit-il.

Mais le bon compagnon ne bouge :

- « Que le brùlé se sente fautif répond celui-ci, il peut bien poser sa croix sur la grande pierre dressée là de toute antiquité, ce sera la croix du brûlé !

Bien, reprit le blessé, je prouverai que ce gueux de Barthomiau a volé ci, dérobé là, porté faux témoignage ! il y a une autre pierre surmontée d'une vieille meule de moulin, ça sera la croix du larron ! Il y a deux croix dans ce village, et l'on voudrait que le vicaire de Saint-Priest bénisse ces rivalités !

Du haut de Chaney la vue court au loin dans la vallée de la Besbre, au revers de la Madeleine jusqu'au mont du Calvaire ou mont sur Besbre près de Châtel montagne et partout, sur ces lignes d'anciennes.frontières, les noms et les lieux sont armés en guerre ; bataille au Plan du bauché, au camp de Pompée, au Pré des soldats, au chemin de la Ligue, et le Château du Cocué sous les grands sapins, Beauregard, le Pré des corps, la Terre des têtes, le Chemin des Balles ; passages et défilés, précipices, voies antiques, sans parler des pierres des fées, des puits creusés dans la montagne, il y a pour les archéologues litière fraîche ; pour les peintres, à la traversée de la Besbre sous le bourg de Saint-Priest, la route d'un lacet rapide descend en vue du grand moulin et de la scierie j'ai dit : Ruysdael ; du rocher moussu, tombe le bief en écumes blauches, en gerbe irrisée sur l'estacade de la scie, un long sapin vient sur un char, tranché par billes, poussé, roulé sous la lame qui grince ; quatre planches ! et sur ces quatre une pyramide, dont la couleur veinée de roses et de jaune brille sous la sombre verdure des frênes. Il en sort un parfum de résine ; l'air est frais, le pré verdoie sous la large feuille du Varaure, la rivière bondit et gronde, avalée sous le roc formidable du Gourd-saillant. Le petit Bèbre et le grand Bèbre réunis forment la Besbre, La mère rivière, Barbara, la reine des eaux de la montagne. Issue d'une caverne sacrée du mont Tonse, cette riviere coule dans un pays antique, pittoresque, entre Bourbonnais et Forez. On a des documents certains sur une chapelle dédiée à Sainte-Barbe dans l'ancienne église de la Prugne ; le culte de la sainte rappelle celul de la déesse de la rivière. Quelque jour, si le ciel permet ce bonheur au voyageur, il viendra le crayon et la plume en main, remontant à la source sacrée, noter toutes les légendes, portraire les rochers, les choses, les gens ; et, suivant le cours de la claire rigole, il la mettra en ses papiers jusqu'à la Loire ! C'est pour le coup, Serpoulette de Saint-Priest, si vous avez toujours votre coeffe antique, votre figure de pythonisse que vous m'en direz long, et le brave père Cloud de Barbeland, franc comme l'or, un homme de voyage et de grand savoir qui parle l’espagnol, connait les vieilles routes romaines et m'a dit tous les passages, les limites, les chemins par où, de province â province, jusqu'en étrange pays, passaient à dos de mulets marchands gaulois et romains ! Selon un usage ancien, un bon dixième de la population de la Prugne émigre, bon an mal an, cela s'appelle aller aux sabots, parce qu'ils sont tous sabotiers comme les habitants de Saint-Nicolas dans la même contrée. Ils vont s'établir dans les coupes et bâtissent à même leurs loges ; le toit à deux pentes ou bien adossé contre un roc est fait de branches ; au dessous le palier plancher entrelacé portant sur les picotes ou fourches. Devant, le grand recoche à deux ouvriers porte sur quatre jambes de tréteaux ; le sabot fixé par des coins dans les entailles se façonne avec Iibron, la coudeuille à vis, l'essole et l’éboucle : vous voilà bien renseignés ; puis on le vernit â la fumée, sabot roussiot sur les bas bleus des montagnardes ! vous riez, belles dames, eh ! bien pleurez maintenant ! sur un feu de genêt sec, jetez feuilles de verne tant et plus, bien avec ce brin de chanvre liez les sabots par paires à cheval sur un bâton couché sur des picotes... une âcre fumée pénètre ce bois de fayard vert, le brunit, l'enduit d'un vernis d'empyreume. Atchi ! ... pleurez beaux yeux, et vous, bergers, clic, clac, cloc ! à la bourrée ! il faut que le sabot roux se trémousse, clic, clac et cloc !

Oh ! c'est pieds nuds maintenant qu'on saute en danse, on fait les foins, fauche, fane, ratèle, on se démène, il faut aller vite, le jour est sitôt gâté ! l'aurisse souffle, le tonnerre gronde là haut, l'air est lourd et sent les herbes fortes ; et cette année la pluie vient promptement ..... Ainsi l'orage est prêt quand le foin flaire baume, voilà une remarque rustique, de physique

J'aime mieux voir le pré fleuri, semé de simples et d'aromates. Romaine, la jument grise, enivrée de ce foin hennit, bondit, fait sous ses fers résonner creux le sol tapissé de thym, de brize et d'avoine folle. Quand la plaine est dépouillée de ses cultures, elle porte le deuil en jaune sur les flancs demi-nus, mais la montagne fauche ses tertres, coupe son blé saus perdre sa verte écharpe de bois de genêts de fougères ; la vache donne un lait abondant, écumeux, parfumé dans lequel faneuse ou moissonneuse trempe son pain de seigle au goût de noisette !

La montagne ronde des Agos, de hautes roches, des arbres, un fouillis de toits rouges ou de chaumes, une église blanche et neuve. La Prugne ! Les abbés forts en étymologie, dérivent ce nom de Prugna ? fruit importé du temps des croisades etc. etc. nos peintres de Saint-Just nuraien~ dit : Hi ce n'est pas le pruneau, c'est le noyau ! Les joyeusetés de la science bien venues au dessert !
C'est d'un poids que le diplôme de docteur ! d'un lourd ! ouf ! nous nous décIarons brouillé avec la médecine, démodé, démonétisé hors de science ; âne débâté, nous secouons le fardeau pour nous rouler un peu à l'aise, gagner l’avoine ! ...... peuh ! tout le village est pris et.. se tâte à la vue du médecin, les vieux maux se reveillent... c'est la consulte à l’occasion , il y a cruauté à refuser.... mais il y a fatigue et malgêne à s'en occuper, brevet de pédant ! Nous prions les mêmes abbés de tâcher de faire comprendre aux gens. . . d'essayer d’insinuer que : tout ce qui n'est pas pressé peut être différé, que mal de circonstance est guérissable par lui-même, que la charité seule a droit à notre complaisance, que nous n’exercons plus......

"Un médecin qui ne consulte pas ne sait pas son état” dit la servante en gromolant.

Si j'avais donc inventé que j’étais architecte !! mais le moyen de mentir dans une cure, à côté de quatre cloches dont deux du quinzième siècle, une du treizième qui qui sonne un glas lamentable sous nos fenêtres, dans la cour même de la maison.

La vieille église et le vieux clocher ont été abattus pour faire place aux nouveaux édifices, le beffroi transporté chez le curé, (depuis, les cloches ont été portées sur un beffroi provisoire près l'église), on ne se presse pas d'élever la tour neuve, qui n’est souvent qu’un monument d'orgueil villageois et coûte beaucoup plus d'argent qu'il n'en est entré, dit le sacristain sonneur, dans le métal des cloches.

Ainsi soir et matin nous serons salué dans notre chambrette par les tintements de l’angélus. L'aile religieuse de notre pensée planera sur cette belle nature de la montagne où nous sommes venu retremper notre vie fatiguée de malaises physiqnes et brisée d'émotions. Nous aurons sous les yeux un homme vrai, un ami. Derrière la maison, à contre-mont, est le jardin: moitié carrés, avec nue allée large à dire le bréviaire, moitié roches et broussailles un filet d'eau coule des hauteurs dans un acheneau de bois et s'en va murmurer daus un bassin bordé de plantes rares : veratrums, martagons; à l'autre bout, une cabane de planches et de chaume tapissée dehors de chèvrefeuille, dedans, d'images représentant des saints, des madones, des vitraux et ornements d'églises ; à terre, d'énormes échantillons de minéraux; la science et la piété ; un rocher de granit, le pied caché dans les framboisiers, les sureaux et les fougères mâles porte un vieux saint Roch et deux anges de bois peint, voilà notre douce retraite. Il y fait bon et beau, lorsqu'aux heures premières du jour, ou bien le vêpre du dimanche assis sur le tertre et l'âme recueillie, on entend d'un coin du jardin, d'une touffe d'herbes, monter des chants et des psaumes ; l'église est dans une grange basse dont le toit est à niveau des carrés de fleurs le prêtre officiant récite les prières d'une voix murmurante : ou bien les paysans psalmodient; hommes et femmes, en deux choeurs, versets et répons ! Quelle musique, Quelle harmonie ! les oiseaux accompagnent, le vent soupire

Un petit bosquet de chênes dans les pierrailles domine le jardin et la cure. Quand le curé Jacques prit possession de la pauvre maison,' il sacrifia de suite les arbres un peu gros réservés au chauffage dans ce pays si froid, il y trouva quelques chevrons pour l'église neuve qu’il rêvait de construire ; l'église est achevée des deniers de la fabrique, des collectes, des charrois, la mairie n’a pas donné un sou. Le vaisseau est élégant, clair, commode, en bons matériaux ; grand surtout ; il le faut pour une paroisse où la population tend à augmenter à cause de l’exploitation des mines. Jugez des travaux, des soucis de la besogne du curé et de son vicaire.

Un tel ! tu me dois un charroi, il nous faudrait du sable mon vieux !

- Eh ! mon foin, non de D... j'ai promis mon char au voisin mon bétail est malade !

Du sable, j'en connais de bon et bien lavé (c'est chose rare en ce pays rocheux où il n'y a que le gore, gros gravier de granit décomposé) du sable ! si vous voulez le mener vous même, sauf votre respect, Monsieur le curé ! vrai j'ai mon foin à terre.

- Et toi, Fradin ou Laurent, les deux noms les plus répandus à la Prugne) où est l'arbre que tu dois amener

- Au bois.

- Amène-le, sans tarder.

- Oh! mes bouviers me manquent de p'arole, nous n'avons plus de petites pierres, plus de chaux, jamais nous n’aurons terminé....

- Allons, Claude, ton charroi !

- Eh ! mes foins, mon brave Monsieur le curé.

- J’espérais quand Monseigneur est venu donner la confirmation, lui voir inaugurer mon église pas du tout, il faisait un temps de loup ; le vent jetait la pluie à travers les baies sans vitres. Il faisait froid et humide... et toi, petit, écoute tout bas à ton oreille pourquoi vas-
tu te baigner tout nu à la rivière qui est si froide ?

Digne homme, pasteur du peuple, il abonde à tout,excite celui-ci, morigène celui là, conseille, apaise regit Les archéologues et les Bretons connaissent des légendes de Saints-d’Armorique, arrière-petits-fils des Druides, lesquels n’ont pas eu de peine à convertir leurs croyances dans l'immortalité de l'âme à la religion du Christ ; ces saints de la terre de granit dont la foi traversait les mers sur les tables des dolmens en guise de nefs, ou chevauchait les menhirs, dont la main jouait avec les monuments immenses de pierres brutes a travers les tempêtes, on les appelle les saints Celtiques ! .... mais chut ! L'Evèque l'a dit à propos déjà du père, l'ancien curé : On ne canonise pas les saints de leur vivant.

Nons avons pu organiser une caravane de chercheurs : deux botanistes, un mineur géologue avec son marteau, l'ami, le docteur et, le fossoyeur avec sa pioche droite et sa pelle pour faire des fouilles, voila qui est bien choisi : une fois, du temps des Gabeloux, un gaillard qui faisait Ia contrebande du sel fut arrêté dans un pays : " Vos papiers ? - Je suis en règle, né natif de la ville des Agos, faubourg de la Grupine, à la Prugne. Le douanier consulta un livret en penchant le cou ; " Les Agos franc ! " .... cette ville était, dit-on, située sur la montagne nue et pelée, maintenant on y verrait des rues, l'emplacement des maisons, les débris, toute la hauteur jusqu'au hameau du Point du jour serait couverte de ruines ......le chimiste en doute beaucoup, mais au midi, dessous les rocs PalIiers, on voit une espèce de terrasse ou de cirque fait de mains d'hommes entourant un bassin tourbeux et des sources puissantes bordées de polypodes (in un datum, clavatum) de droséras carnivores, le sol des terrasses montre des fragments d'une poterie antique, plusieurs vieux chemins le labourent conduisant à l'enceinte des murs de Fonbelle.

Cet oppidum, ou poste gaulois situé sur le chemin de la Ligue ou des Balles, au vue des fortifications du rocher Saint-Vincent, domine à la fois la vallée du Sichon, affluent de l’Allier (Elaver) chez les Arvernes et celle de la Bébre du côté des Ségusiaves. Les remparts de roches cyclopéennes décrivent un ovale très-irrégulier percé de trois portes entre des pierres dressées ; on y voit des écroulements d'édifices, des rues, une place élevée, on y trouve depuis des silex taillés des temps primitifs, jusqu'à des tuiles à rebords , des poteries gallo-romaines, peut-être même du moyen- âge (un seigneur de Manissy, nom féodal connu dans ces régions, aurait possédé ce domaine). Le Fossoyeur pratique un sondage inutile vers la Fontbelle, mais pIus intéressant dans une ancienne demeure, voilà le foyer de pierres brutes maçonnées d'argile, des cendres, du charbon, un clou de fer à grosse tête, des tessons, beaucoup de tuiles à crochets très-grossières, assez pour justifier de l'antiquité du lieu et la nécessité d'une fouille scientiflque.

Nous en saurons plus long ; le Fossoyeur ayant taté la gourde devient loquace et vide son sac de raconteur :

« On ne passe point là comme on veut pendant la nuit, dit-il, on y entend des voix, on y fait des rencontres ; l'autre hiver un homme s'y est perdu, dans les neiges, ça cirait, (Quand le vent réduit la neige en une poussière glacé qui s’attache aux vêtements, à la barbe, aveugle le passants.) mais on l'a retrouvé gelé quoique les flammes en sortent comme d'une charbonnière ; ... Tenez ce grand chemin vient du moulin Saint-Priest, monté sur les rets jusqu’au Chir du Vernois ; ... . Ce n'est que depuis peu d'années que les habitants ont porté leur vieille croix de pierre taillée sur le Chir ; m'est avis que ce gros roc qui n'est pas de même pâte que celui qui le supporte a été mis là aux anciens temps ... Et le chemin y fourchant, à gauche va vers les murs-Fontbelle, à droite il aboutit droit à la Grand’borne ... il en reçoit une branche venue des Demendiers où il y eut des maisons autrefois et j'ai toujours entendu dire que c'était la bornee de la Gaule . . . ici, ça se nomme à Baguaux il y avait un poste de gardes .. . voici l'herbe qui mange les mouches. La ville des Agos s'étendait jusque là, vu les maisons qui sont dans ces trous .... un coup de pioche par là ! Je sais cela, moi ... le cimetière ne s'appelle pas à Méchin, mais à Saint-Martin, le premier que j'y ai mis était un Martin.

(Se n'était plus de l'histoire et le chimiste de rire comme un alambic en regardant la bouteille Génoise.

- "Je n’aime que le positif, disait-il à son tour. En fait de science je ne crois qu'aux résultats visibles et tangibles ; or, il nous est prouvé que nous avons là, des poteries anciennes, des tuiles, des silex, sujets d'études très-intéressants.”

Il en remplissait une filoche, chaque soir, pliant, sous le poids ; puis étalant les trouvailles, on se disputait l'honneur de les avoir ramassées le premier, et on faisait à chacun belle justice distributive, et conférence d'archéologie pratique.

Je n'aime pas ce mot : antéhistorique, disait le curé, il flaire l'hérésie, qu'est-ce avant l'histoire ?...

Et les discussions sur les prétentions de la science moderne, sur l'immutabilité de l'Ecriture-Sainte, sur l'origine de l'espèce humaine allaient dru ; on jugeait avec la foi ce qui est d'observation pure ; on mesurait, au compas ce qui est de tradition ; on vieillissait l'homme, on rajeunissait la terre

-Trop de théologie ! criait le chimiste. Après l'âge de la pierre, l'âge du bronze ; pourrait-on soutenir que les objets de bronze trouvés dans le pays (au four, à Arcon, pente de la Madeleine) auraient été fabriqués avec les minerais de cuivre de la Prugne ? Vous appelez mat le resultat de la fusion directe de vos minerais, qu’elles substances contient-elle, cuivre, fer, plomb et traces d'étain : l’étain existe ici même en cassitérides, dans les roches.

- Bien, c’est donc un alliage grossier, impur , une espèce de bronze ?

- Oui, un bronze de fer qui se moule difficilement est fragile et diffère beaucoup du bronze vrai, celtique ou pré-celtique, fait de cuivre et d’étain.

- Je vous arrête, il est une période ou le bronze ancien n’a plus cette composition, peu d'étain, somme de plomb et quelque fer ; Les japonais en on un qui tient aussi du fer, vibrant, sonore qui se trempe et se bat comme l'acier.

- Certain produit de nos fours revêt un aspect jaune à un degré de réduction, peu fusible mais très malléable.

- Nous y sommes ; j’ai du bronze d’Arcon, cassant, bulleux, jaunâtre ; on dirait qu’on l'a forgé, battu dans un moule ou matrice comme des pièces de ferronnerie et c’est un bronze voisin de l’âge du fer.

- Trop de chimie ! disait le curé.

C’est en montant au Châtelard, au dessus de la mIne de Charrier qu’eut lieu cette conversation haletante. Sur une pointe d’éruption porphyre, deux larges fossés, un bourrelet de terre, une enceinte de pierre sans ciment couronnent le sommet d'une fortification gauloise, mais les morceaux de tuiles creuses, épaisses, de poteries, indiqueraient une réoccupation après le Xe siècle, au moyen âge. C'était un fief possèdé, comme presque tout le pays par l'abbaye de Cusset, mais le château ne fut jamais rebâti.

Encore la filoche du chimiste pleine ! Ouf ! Qu'il fait chaud et soif ; descendons à la Burnolle.

Nous entrons dans une riche maison, le sol est parqueté de dalles brutes, mais le plafond lambrissé de bâcon, avec des jambons, des andouilles aux solives ; par l'étroite fenêtre, la lumière éclaire une pompe de la Saint-Jean, gâteau rustique ; la bertole de lait est sur la table, on aligne les écuelles.

Quel nom champêtre : le village de la Barnolle. Il désigne un panier rond sans anse avec une étroite bouchure pour ranger les noix et les noisettes. Comme cet osier tressé par brins arrondis, le village cache ses maisons au rond d'une goutte qui descend des hauteurs de l'Assise, sous les grands bois, ouverte seulement au soleil, le vent s’y engouffre rarement en tempête, le séjour est tranquille, ombreux et frais.

Les habitants indépendants s'enorgueillissent de leurs arbres, de leurs prés ; pensez donc, ils attelent cinq paires (Cinq paires de boeufs, locution abrégée).

Ils ont beaucoup de traditions et d'histoires :

Les Manians et les maniés, deux de nos villages : se faisaient la guerre au vieux temps, à feu et à sang, les maisons flambaient, les moissons étalent ravagées, il n'est plus rien resté que des bruyères. Les Maniés n'ont pas été les plus forts, ils ont senti passé la main de leurs ennemis.

Quels souvenirs des luttes antiques, quels Titans ! C'est pour cela que les souterrains traversent la montagne depuis Terre-Noire jusqu’au Châtelard plein de trésors d'or ; l’entrée en était close par une pierre bouclée couverte de signes et de grimoire, jamais homme n'a pu déchiffrer, sinon le greffier Laurent qui en connut deux lettres, encore y mit-il dit sien !

Un jour cette pierre que personne ne pouvait soulever, dévala toute seule ; elle s'est perdue et le trésor avec.

- Holà ! s’écriait le gentil chimiste, ma filoche rompt !

Ajoutez-y un pavé du chemin romain abimé de ravines, mais souvenez-vous que nous avons à remonter la côte de Giteney.
Si vous voulez être fort, mangez l’herbe du Matago, c’est pain de sorcier, c’est l’âche, (alpium graveolens) au goût poivré, d’autres disent la Mandragore. La Mandragore a le pied fourchu et bourru ; les oiseaux diaboliques la connaissent à travers toutes autres herbes.

- Chut ! . . vous allez voir.

- Ce que vous allez voir

- Chut Couchez-vous à l’ombre du pied du frêne, pianissimo. Comme il a les yeux verts ! Quel bec !.... Frou frou ! Le sournois, il avise de biais. Cric, un coup sous ces feuilles si vilaines. il grimpe à l'arbre... Crac, il bûche et va voir de l’autre côte si le trou est fait ; il a mangé le Matago, il percerait un chêne, un rocher.

- Mais ce n'est qu'un pic !

- Je vous dis que c'est l'oiseau du diable ! mais vous, bons chrétiens, si vous déslrez la force et la puissance, mangez du Méon (meum). C'est là l’herbe de la Bouvine, bonne aux boeufs, bonne au monde ; fleurs, feuilles et graines ; toute la plante flaire baume de fier à bras. C'est le méon qui fait tirer si gaillardement les petites vaches des chars de planches ; le méon leur donne du lait, le méon, la bonne odeur, le guérit-tout !

- Une plante druidique comme la verveine.

- Un fenouil de pharmacien ! la meilleure de toutes les herbes de la Saint-Jean !

Le grand saint Jean gaulois règne au pays. Au bout du bourg, sur la grande route, une eau vive jaillit d'un vulgaire tuyau de plomb et d'un mur à pierres sèches, dans une auge taillée en sarcophage. Cette fontaine sourdait, avant la route, en contre-bas de l'église, à droite. Elle attirait, au solstice d'été, un immense concours de fldèles, rustiques pélerins de la plaine et de la montagne. Ce jour~là, Ségusiaves fiévreux, la tête enveloppée et douloureuse des accès paludéens ; Arvernes, les yeux rougis par l'air trop vif de leurs vallées humides, arrivaient au bord de l'antique source sacrée ; le dieu des temps paiens avait ensuite disparu, mais son onde salutaire coulait toujours pour les naïves populations. Saint Jean guérissait les croyants, en place de la divinilé celtique, et voilà pourquoi nous le nommons le grand Saint Jean Gaulois. Nous avons pour le précurseur un culte, nous saluons en lui le grand initieur, le saint des lumières et du feu ; celui qui baptise dans l'eau et dans l'esprit, chasse les chimères, l'ignorance de la pauvre cervèle humaine, dessille les yeux malades de toutes nos obscurités et prépare l’avènement.

A cette fontaine aboutissaient de vieux chemins creux, noirs, étroits, bordés de roches énormes, pavés de cailloux roulants, des voies gauloises ; une statuette du saint gardait la source et les avenues pleines de foues, besogne difficile. Au temps où les moeurs des aïeux s'en allaient brin à brin, comme les feuilles de trembles, on faisait de bonne foi, bien contrit, bien recueilli, ses dévotions en l'église de la Prugne, on buvait d'abondance à la source et jamais son eau légère ne bétançait (retardait) le pélerin.

Mais le soir, les feux s'allumaient, une foire commençait ses cris, ses jurons la danse guettait le premier vion-vion ou la cornemuse au sac enflé ; saint Jean pleurait alors sa joyetiseté du matin. Placez le diable en une auberge, invisible derrière les ménétriers, il ricane et grince des dents ; c'est lui qui, dans la peau de chèvre de la musette bourbonnaise, comme dans le binion breton, souffle à s'époumonner ; c'est lui qui, dans le verre du buveur, par la main d'une accorte servante, jette l'eau de feu, l’aigue ardente, c'est lui qui rend les cerveaux lourds, les yeux troublés ; tout ce que le bon saint Jean a fait, Lui le détruit... Vous entendez donc par les portes ouvertes, les miaulements des instruments et les blasphêmes...

Devant ces portes, un homme est pourtant agenouillé, tête nue, en longs cheveux blancs, sur la pierre froide et dans la poussière, au soleil ou à la tempète, il est toujours là ! le visage blême, l'oeil larmoyant, Il étreint ses mains sur un crucifix et prie avec ferveur : dix heures durent les danses, dix heures le vieillard fait durer sa prière, à genoux, sans repos, sans nourriture. Les groupes vont et viennent, entrent et sortent, la rougeur au front, mais toujours la damnée musette ronfle et les verres se vident.

Voilà qui est Gaulois ! Voilà le Druide ! Il n'y a pas vingt ans que ce spectacle des anciens jours était donné par l'ancien pasteur....
Il fut vaincu ! les villageois n'eurent point de vergogne. Ah ! sans doute, ce n'était pas ceux de la Prugne, ses ouailles mais les étrangers venus pour s'amuser ; ce jour-là était aussi la foire des servantes. On y chantait la célèbre complainte de la Saint Jean ; c'est une élégie patoise, pleine d'émotion et de simplicité, dont Ï'air mélancolique retentissait partout dans la montagne quelques jours avant la Saint-Jean, époque du changement des domestiques. Ce chant n'est plus inédit ; en lambeaux défiguré, il s'oublie chaque jour ; à peine les vieilles femmes se rappellent les vieux couplets, et si la musique en résonne encore à nos oreilles, le voyageur ne veut point donner un chant déjà défloré, on n'offre point une rose fanée (Ce chant a été pubIié par A. AIIier dans l'Ancien Bourbonnais, mais il en existes des variantes (air et paroles).

Alors le curé, prenant son courage et la statue de saint Jean, confisqua le saint et abolit la fête. Les bonnes femmes et les dévotes crièrent bien un peu ; les folâtres encore davantage ; on se plaignit bien que saint Jean était prison.

"Lavez-vous la tête et les yeux à la fontaine.”

C'étaient les cabarets et le diable qui n'étaient pas contents. La statue conservée dans les greniers de la cure est moderne, sans caractère et affreuse ; point de traces de l'ancienne ; peut-être un jour dans les voies gauloises, de la goutte four dans les fouillis on rencontrera l'image de pierre de la divinité antique, j’aime mieux saint Jean, et de toutes ces images, le vieillard agenouillé.

Nous parlons de fouillis et de goutte du four, c'est dire quelles étaient sous le rapport industriel les populations dont nous avons vu la forteresse aux murs de Fontbelle et le reflet des croyances à la fontaine de Saint-Jean : "le culte du feu, l'art du feu)”, mineurs, fondeurs et verriers. Ils exploitaient les mines de cuivre de la vallée. le bitume des schistes et la poix des forêts de sapins; ils faisaient le verre.. Tant de fourneaux allumés, tant de foyers, depuis l'âge de pierre jusqu'aux temps romains, auront fait donner au pays le nom de Prunhia, (de pruna, braise, fournaise, prunus).

- Ah! dit le chimiste, voilà que vous faites de l'étymologie.

- Eh I oui, mon brave ami ; je vais vous prouver que vos mines ont été connues des anciens, bien qu'on n'ait pas encore retrouvé les anciennes galeries, les travaux d'extraction, les déblais anciens ; et que ces mines ont été si bien oubliées ensuite, si bien perdues, que nulle mémoire n'en est restée et qu'en toute justice notre homme de fer Saint-André en est bien l'inventeur, je le dis homme de fer, parce qu'il était forgeron et qu'il a le coeur de bonne trempe.

Enfant de ces montagnes, il a remarqué sur la lande déserte, et au revers du village Charrier, les cristaux étincelants, les pyrites éblouissantes qui fascinent ses regards ; il a ouï dire que des trésors immenses sont enfouis dans les flancs du Châtelard ; le minerai est de l'or ! Le maréchal-ferrant le jette au brasier de sa forge, vingt fois il attise le feu et, penché sur son oeuvre, il tire le soufflet pendant vingt heures ; pendant vingt ans il fait des recherches, creuse des puits de sonde, brise le roc ; on rit autour de lui, on le tarabuste ; il travaille ; le métier se gâte, les clients s'en vont, il creuse le jour, la nuit au clair de lune. La misère menace, il oublie faim et soif ; le vent est âpre dans la vallée ; il creuse, il a trouvé ! C'est une mine de cuivre , une richesse ! Gloire à l'inventeur ! On veut lui acheter la découverte ; ou abuse de sa simplicité enthousiaste ; les compagnies s'élèvent contre les compagnies ; on exploite le minerai et la situation aussi. Saint-André, brave et plus expérimenté, travaille encore, et lui, l'ouvrier bafoué, méprisé, se frappe le front ; il connait les meilleurs gisements ; il larde son discours de termes techniques saisis au vol ; on rit ; il persiste, entasse échantillons sur échantillons ; tout le quartier de Ratigny est cristallisé ! lui, Saint-André, des mines de la Prugne, est le seul, le moderne inventeur.


Quand on démolit la vieille église, sous un des quatre piliers qui soutenaient le transept, on trouva une fosse profonde, de forme arrondie, remplie de scories, de charbons et de cendres, voire de morceaux de minerai de cuivre qu'un feu insuffisant n'avait pas réduits; ce minerai n'offre pas l'aspect de celui de Charrier et des gisements actuellement connus, mais ce n'est point non plus une bavure de bronze ou de cuivre provenant par exemple de la fonte d'une cloche; c'est bel et bien une preuve matérielle de l’exploitation antique du cuivre, puisque la vieille église datait, au moins dans cette partie, du onzième siècle. Nous possédons un énorme marteau-hache à deux têtes élargies, en porphyre roulé, muni d'un sillon médian, creusé et poli par l'usage, pour recevoir le lien d'écorce ou de cuir qui le rattachait à son manche ; de pareils outils se trouvent abondamment dans les mines de cuivre des anciens temps (dans l'Ohio, en Amérique et en Espagne. De plus, au Châtelard, on rencontre des scories de cuivre, et d'autres plus ferrugineuses aux murs Fontbelle. Voilà certes bien des preuves, et nous pouvons prédire qu'on finira par rencontrer les anciennes galeries. Nous savons qu'au territoire de Ratigny, au revers nord il y a des excavations maintenant comblées, des vestiges de maisons ; c'est de ce côté sans doute que devront porter les recherches; déjà le hasard y a livré une magnifique hache de grès poli, etc.

Le bon Saint-André n'y perdra rien de sa gloire ; c'est le grand inventeur. il a trouvé un volcan dans un pot ! Nous en avons un morceau. Tout cratère, n'est ce pas, est une cavité pratiquée dans la terre, avec des bords relevés et un abîme au fond ; nous savons cela depuis le volcan de Saint-Alban ; or, au pied de grandes roches, derrière le bourg, dans la goutte du four, les travaux d'une prairie ont mis à jour, sur un fourneau bâti de deux pierres, un vase de terre noire épaisse, grossière, de la forme d'un entonnoir aplati, le fond percé en trémie, l'intérieur encore plein de bitume solidifié, semblable à du charbon de terre, et la légende place dans ce lieu une forge de date assez récente, qui s'alimenta longtemps de ce prétendu charbon distillé dans les temps antiques, les résidus de bitume sont encore entassés le long du ruisseau, vis-à-vis le Bouteroue, cette voie qui contourne la montagne des Agos; des blocs de schistes bitumineux métallifères se voient aussi en cet endroit. C'est ce minerai qui, brûlé dans le fourneau, traité dans le vase, laissait couler la poix d'asphalte, substance employée fréquemment et notamment dans les constructions romaines de Vichy. Ces mêmes schistes en place, fortement exposés au soleil et ainsi chauffés laissent parfois suinter des gouttes bituminenses, des larmes qui se solidifient ; si on les approche d'un flambeau, elles prennent feu et jettent un éclat très-vif, encore une découverte de notre ami Saint-André.

Dans le même ordre d'idées, il a trouvé aussi dans certain terrain des masses de poix résine, contenant encore des écorces de bois de pin, des charbons, produits d'une distillation raisonnée. et non d'un incendie de forêt, parce que ces anciens ateliers n'étaient pas tous au même endroit, et accompagnés au reste d'autres vestiges de l'antiquité.

A cette industrie de la poix, les habitants ajoutaient la fabrication du verre, et toute la région montagneuse qui entoure la Prugne recèle les ruines de fours de verriers ; si les derniers gentilshommes qui les ont noblement exploités nous sont connus par leurs produits élégants, on rencontre aussi des verroteries mérovingiennes, d'autres romaines et quelques fragments d'émail ou verre gaulois associé aux poteries du temps, aux creusets, aux briques réfractaires d'une forme inusitée à présent.

Toutes ces industries, vivant de l'abondance du bois, expliquent les nombreuses routes, les postes fortifiés qui gardaient les établissements manufacturiers et faisaient de la Prugne, la ville des feux (1), le plus grand centre de population de la montagne. Et si le chimiste trouve la dissertation trop longue, nous lui dirons qu'il est bien dans le pays qu'il voulait, entouré de fumée, de fourneaux et de chalumeaux ! Il s'en vengera par une exposition méthodique des terrains, des gisements de la vallée : pas un caillou qu'il n'ait cassé, pas une roche qui ne soit marquée de son marteau. Il lui faudra bientôt une roche neuve ; déjà il a fait mettre ce marteau plusieurs philippes. Comme Jean-Pierre à son couteau fait adapter tantôt un manche, tantôt une lame, c'est toujours le même outil.

J’ai l'honneur de vous dire que si le volcan ne brûle pas la Prugne actuellement, si même les feux d'Auvergne, depuis si longtemps éteints, n'ont point agi pour soulever les montagnes, l'action des feux souterrains plus anciens n'est point à nier ; telle poussée de roc comme celui de Saint-Vincent, en pétrosilex-phonolite ; tel filon de métal, etc., et le chimiste s'étendait complaisamment sur les pics éruptifs, piton, coulée, plomb-argentifère, cuivre, étain, grès serpentineux, magnifique granit, que c'était une bénédiction de pierres tombant dru dans la conversation.

- Pour mieux l'agrémenter, et rabattre un peu de notre science vaniteuse, disait le curé, dans ma vieille église, sur un pilier, vis-à-vis le banc des morts, j'avais une peinture murale bien effacée, frustre, écaillée, mais poignante: le macabre représentait un squelette jaune d’ocre, la dextre tenant le Stimulus, la flèche à ailerons rouges et hampe pâle et la sénestre maintenant sur l'épaule bêche et pioche à fossoyer. Là échoue toute science humaine. Image affectionnée du Moyen-Age, thème désespérant. Non, la science ne meurt pas, la science n'est que la recherche libre de la vérité, la science, fruit de l'intelligence, de l'âme immortelle ! Depuis le temps où, armé de la pointerolle de silex, le montagnard creusait dans le gore les souterrains refuges et les mines dont il brisait les morceaux à l'aide de ses marteaux et de ses haches de pierre pour en tirer des outils plus savants, jusqu'à nos jours ou il creuse galamment ses sabots, la science est-elle morte ? Non, saint Jean fut le précurseur de temps nouveaux ; encore quelques siècles et...

- Bien, répond le curé, Dieu sera... la science, mais, nous serons tous des fossiles.

Le chimiste. - Oh! que la science est une noble chose I avec elle nous ne mourrons point.

Dr Frédéric NOELAS

Revue du Lyonnais 1878, pages 53 à 65, pages 120 à 129 et pages 198 à 206