Textes extraits de l'ouvrage de Monsieur Edouard Fleury


Ruinée plus à fond encore que les églises de Longpont et de Mont Notre-Dame, celle de l'abbaye cistercienne de Vauclair (Vallis Clara) du canton de Craonne (arrondissement de Laon), a disparu à peu près tout entière et n'a conservé aujourd'hui, pour continuer son souvenir pendant quelque temps encore, qu'un lambeau d'arcade d'un de ses anciens transepts.

En 1822, époque ou M. Ed. Pingret, peintre à Saint-Quentin, publiait un album consacré à un certain nombre des principaux monuments du département de l'Aisne, cet artiste prenait une vue de l'extérieur de l'église de Vauclair : grand portail à gauche, un des latéraux de la nef, au centre un grand arc du croisillon gauche, et une partie du mur du choeur ; l'abside a totalement disparu. Ce dessin pittoresque, esquissé par un peintre qui n'avait pas la prétention de poser en archéologue, n'est point aussi indicatif qu'une coupe en hauteur sur une travée; mais il faut s'en contenter en l'absence absolue de tout document scientifique.

 Ruine de Vauclair

Quelque longues et attentives qu'aient été mes recherches de trente années, je n'ai pu me procurer un plan de l'abbaye de Vauclair ou de son église, ni renseignements suffisants pour reconstituer ce plan.

Dans son histoire de Foigny (pages 62, 267 et suivantes), M. A. Piette, maintenant vice-président de la Société archéologique de Soissons, étudiait, en 1847, les magnifiques bâtiments que, dans la contrée, on appelle les Granges de Vauclair considérées par M. Piette comme types et spécimens nommément des granges de Foigny et généralement de toutes les granges de monastères anciens, et il en donnait les plans et coupes en hauteur pour expliquer son texte ; mais il ne retrouvait et ne fournissait aucun renseignement graphique sur l'ensemble de l'abbaye elle-même et surtout de son église qui n'est plus donc représentée que par la lithographie de Pingret.

On retrouve intact, dans les dépendances de l'abbatiale bien conservée, un compartiment voûté en ogive et qu'à Vauclair on regarde comme la chapelle particulière des abbés; mais l'ogive plate qui fait saillie sur les murs et descend sans chapiteau et sans base jusque sur le sol mais les faisceaux de nervures qui, naissant à la clef de voûte, s'appuyent sur des culots ou consoles, ne peuvent donner une idée, même approximative, de l'église, et, de plus, rien ne prouve sûrement que ce réduit ait même servi de chapelle, bien que j'y aie trouvé des traces de couleur sur les murs.

Le grand et utile recueil Gallia christiana ne consacre que quelques lignes à Vauclair ; mais au moins nous servent-elles à préciser la date non pas du commencement de la construction de l'église de cette abbaye, mais de sa consécration après achèvement, et cette date vient en aide à notre affirmation de tout à l'heure que ce monument fut commencé pendant le premier quart du XIII° siècle, époque indiquée par le dessin de Pingret et par la portion de travée qui survit aujourd'hui à la destruction après la vente révolutionnaire de 1792.

A l'angle sud-ouest de l'enceinte murée de l'abbaye, on trouve les débris d'un antique moulin à eau dont le bief recevait une source descendant de la montagne et alimentant la population du hameau moderne. C'est là que, sous l'influence immédiate de saint Bernard et de l'évêque Barthélemy de Laon, une abbaye de l'ordre de Cîteaux fut construite, en 1134, dans un vallon désert de la forêt de Craonne et qui s'appelait alors Court-Memblain ou Commenblain. Le puissant seigneur du domaine de Roucy avait libéralement contribué à l'érection du nouveau monastère que saint Bernard peupla à l'aide d'une colonie de douze moines sous la conduite de l'anglais Murdach et tirés de Clairvaux qui enfanta donc directement Vauclair. Clara-vallis devint tout simplement Vallis-clara, et dans la pratique on écrit Vauclair tout aussi bien que Vauclere, bien que cette dernière orthographe ait prévalu dans les livres spéciaux, ainsi dans le Dictionnaire des communes du département de l'Aisne, par Baget et Lecointe (1837), dans le Dictionnaire historique du département de l'Aisne par Melleville (1857), dans le Dictionnaire topographique du département de l'Aisne par A. Matton (1871). Une première église avait été construite dans le monastère primitivement assis près du moulin à eau.

Rien n'indique la raison de l'importante décision qui modifia cet état des choses ; mais on transporta plus bas dans le vallon les bâtiments élevés tout d'abord sur la croupe de la montagne, et on reconstruisit en même temps l'église dont nous ne possédons plus qu'un si chétif débris et dont Egidius, XVI° abbé, prit authentiquement possession, en 1256, d'après un passage textuel du Gaula christiana (tome IX, page 635) :

La fin du XIlIe siècle et le XIVe entier ne nous ont aussi laissé que d'assez rares témoignages de l'art de leurs graveurs-tombiers, non pas que leur burin ait chômé pendant cette longue époque artistique; mais peu de leurs oeuvres sont arrivés jusqu'à nous pour des raisons que nous n'entrevoyons pas bien clairement. Comme preuve d'une production tout aussi active que celles du XlIIe siècle, je pourrais puiser au hasard dans les Nécrologes de toutes nos grandes abbayes; de 1275 à 14OO, ils sont remplis d'inscriptions funéraires et consacrés à la mémoire d'innombrables et riches donateurs ayant continué à se faire enterrer à l'ombre des églises et des cloîtres cénobitiques.

Ainsi l’Obituaire de l'abbaye de Vauclair n'offre pas à nos études moins de treize mentions de personnages importants, abbés, seigneurs et nobles dames, de 1227 date de la mort de l'abbé Nicholas de Reims, à 1343 année au cours de laquelle décéda Julien, vingtième abbé du même monastère. Pas une seule fois ce Nécrologe ne fait mention d'une tombe à l’effigie gravée, et cependant la dalle de l'abbé Julien nous restitue les traits ascétiques de ce moine, en nous autorisant à penser que les cloîtres de Vauclair continrent aussi, comme les abbayes de Braine, de Longpont, de Saint-Vincent de Laon, etc., un opulent musée de ciselures mortuaires.

Comme importance, il faut signaler cette magnifique et grande dalle de pierre blanche et dure, provenant de l'abbaye de Vauclair d'où elle s'était égarée, pendant la Révolution, pour aller servir de marche à la porte de la maison d'un paysan de Sainte-Croix, petit village voisin de Vauclair. J'avais voulu, en 1858, acheter cette pierre pour le musée de Laon. On refusa de s'en défaire, et il était facile de pronostiquer un sérieux endommagement pour elle et pour bientôt. Déjà quelques détails, notamment les anges encenseurs et des parties de l’inscription, n'existaient plus au moment où je dessinais cette remarquable pierre.

Abbé de VauclairElle nous représente le vingtième abbé de Vauclair, JuIianus, Julien dont le Gallia Christiania n'a conservé que le nom et la date de décès, 1213. Julien a la tête découverte et rasée, à l'exception d'une mince couronne de cheveux roulés sur les oreilles. Le cou est découvert jusqu'à la naissance des épaules. L'abbé Julien tient dans la main droite sa crosse tournée en dehors comme celle des évêques, et dans la gauche un livre. L'orfroi ou chasuble, dessiné comme le pallium de l'évêque Barthélemy de Laon, n'est brodé qu'au collet. Le manipule et les deux bouts de l'étole sont plus richement décorés de quatre-feuilles. La dalmatique ou tunique manque, et l'aube est brodée, au bas, de médaillons où l'on peut remarquer les armoiries de grande origine entrées une fois de plus dans l'ornementation courante le lion, le léopard et l'aigle héraldiques, ainsi que deux oiseaux affrontés. Les sandales pointues n'ont point de broderie, et les pieds reposent non plus sur un animal réel ou fantastique, mais sur un carrelage illustré de rinceaux. Le portail d'encadrement commence à se compliquer de motifs plus nombreux que sur ceux des pierres du siècle précédent. Dans les niches des montants à trois étages qui se terminent en pinacles, deux anges ailés portent des cierges. Sous les pieds du personnage, un portique ogival à trois arcades se décore de trois roses de dessins différents.

J'ai montré à la page 40 de ce volume que l'abbaye deVauclair fut changée de place et reconstruite en entier pendant la première moitié du XIIIe siècle, que les travaux s'y terminèrent en 1256, que son abbé Égidius en prit possession en 1257, le jour de la Pentecôte, après dédicace de la nouvelle église par Itier de Mauny qui fut évêque de Laon de 1249 à 1261. Rien donc de mieux précisé en fait d'archéologie ecclésiastique.

Nous savons encore que, parmi les derniers travaux qui précèdent la terminaison et la consécration d'un édifice chrétien, il faut placer la pose des vitraux. Le pavage ne s'entreprend aussi qu'après le départ du dernier ouvrier, ou maçon, ou charpentier, ou peintre, le pavage artistique surtout. Or, si l'abbaye de Vauclair est aujourd'hui ruinée si à fond que son église est réduite à un lambeau d'arcade et a perdu ses enduits polychromes, ses peintures murales et ses belles verrières de couleur, ce monastère a conservé çà et là, dans les aires des granges qui attireront plus tard notre attention, dans les amas de décombres gisant sur les gazons, des spécimens nombreux de ses anciens carreaux émaillés que le hasard de la recherche m'a fait trouver un peu partout et que j'ai recueillis et dessinés il y a trente ans et plus.

pavage
pavage
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Antérieurs de quelques années seulement à la prise de possession en 1257 et à la consécration, ils sont donc historiquement datés avec certitude. Ils le seront archéogiquement s'ils sont décorés dans le style de l'époque. C'est ce que vont prouver leurs dessins qui, presque tous, rappellent les motifs compliqués des vitraux attribués par la science au XIIIe siècle.

 

Textes extraits de l'ouvrage de Monsieur Edmond Fleury : Antiquités et monuments du département de l'aisne. Paris, Menu 1882