DESCRIPTION DES DESSINS

Par Victor Petit,  Membre de L’Institut des provinces et de la Société française

Les dessins que nous allons décrire ne reproduisent pas rigoureusement l'état actuel du bâtiment magnifique de Vauclair. Nous avons retranché les constructions provisoires ou modernes qui sont venues s'appuyer sur les anciens murs, et, de même, nous avons rétabli dans leur état primitif, encore fort reconnaissable, les portes et les fenêtres qui ont été bouchées ou, au contraire, agrandies. Là se bornent scrupuleusement les changements que nous avons pensé devoir adopter, afin de rendre, autant que possible, l'ensemble que dut présenter autrefois le vaste corps-de-logis qui fut élevé à quelques mètres seulement de distance du portail de l'église abbatiale. Aujourd'hui encore, une avenue pavée se dirige en ligne droite depuis la grande porte d'enceinte de l'abbaye jusqu'à l'entrée de l'église. Cette disposition se retrouve dans les diverses abbayes dont les ruines, ou seulement les dessins, nous ont été conservés. Ainsi, dans le Soissonnais, à Longpont, St-Jean-des-Vignes, St-Médard, etc., une avenue droite aboutit au portail de l'église abbatiale (1).

Le grand pignon nord du bâtiment que nous décrivons s'appuie sur le côté droit de l'avenue qui, après s'être avancée vers l'église, tourne subitement à droite et longe la base de la façade, tournée à l'est, de notre bâtiment.

La façade de l'ouest étant celle que l'on aperçoit la première, nous allons la décrire de suite.

dessin de Petit

Fig. 1.Vue de la façade de l'ouest

Notre dessin représente cette façade dans tout son développement, abstraction faite d'un corps-de-logis moderne qui est adossé vers le centre de la façade en retour d'équerre, entre les huitième et neuvième contreforts. Le mur de cette façade est consolidé par quinze contreforts, ayant près de 1 m. d'épaisseur et de saillie, sur plus de 13 m. de hauteur. Nous négligeons ici d'indiquer les fractions métriques, bien que dans nos dessins, elles soient rigoureusement comptées. Nous ajoutons, comme remarque générale, que l'on reconnaît parfaitement l'emploi de nos anciennes mesures françaises : les toises, les pieds et les pouces pour les divisions les plus importantes, comme aussi les plus petites, dans l'établissement du plan de la construction.

Nos dessins faisant voir la disposition des fenêtres, nous ne la décrivons pas minutieusement. On remarque, entre le quatrième et le cinquième contreforts, une large porte voûtée en arc de cercle et surmontée d'une autre porte plus étroite. A droite et à gauche de ces deux portes, et aussi d'une fenêtre, on aperçoit deux corbeaux, ou consoles, destinés à supporter une charpente qui a complètement disparu. Quelle était la destination de cette charpente ? Nous tâcherons de la reconnaître tout à l'heure.

Une autre porte placée entre les huitième et neuvième contreforts s'ouvre sur un passage voûté qui traverse tout le bâtiment. Un oculus éclaire ce passage formé par deux gros murs (fig. 9 et 10) , et qui aboutit à la façade opposée (fig. 2). Nous avons marqué de la lettre P ce passage. Nous ne parlons pas des autres portes du rez-dechaussée qui sont évidemment modernes ou postérieures à la date de l'édifice, d'un certain nombre d'années. Mais au premier étage, indépendamment de la porte dont il a été question, on peut en remarquer deux autres l'une entre le cinquième et sixième contreforts, l'autre à l'extrémité du bâtiment. Elles communiquaient à des bâtiments qui n'existent plus.

dessin de Petit

Fig. 2. Vue de la façade de l'est

La belle façade de l'est se développe tout entière devant nous. Son état de conservation est remarquable et la pierre a gardé sa nuance claire et jaunâtre ; c'est une sorte de calcaire tendre, poreux ; et légèrement sablonneux, que l'on exploite dans le flanc d'une haute colline située à peu de distance, au sud de Vauclair.

C'est par suite de la démolition assez récente de plusieurs corps-de-logis qui venaient s'appuyer et se réunir à celui que nous décrivons, qu'il est possible maintenant d'embrasser d'un seul coup-d'oeil un édifice qui a plus de 70 m. de longueur. (70m.
40c. )

dessin de Petit  

dessin de Petit

Fig. 5 et 6. Une travée du bâtiment de Vauclair

Toutefois, une certaine partie de ces bâtiments semble n'avoir été bâtie que bien postérieurement à l'édifice principal. Nous n'en chercherons point la disposition, ni la destination ; bornons-nous, quant à présent, à la description de nos dessins,

Quinze contreforts, tous semblables entr'eux, et que nous avons déjà vus à la façade de l'ouest, soutiennent celle de l'est, divisée par cela même en quatorze travées qui correspondent aux distributions intérieures que nous admirerons bientôt.

Chacune de ces travées présente en apparence une similitude qui disparaît après un examen attentif. Nous donnons sur une proportion plus grande la travée qui semble devoir être le résumé de toute la construction (fig. 5 et 6).

Cette construction offre la réunion singulière de l'arc ogival, du plein-cintre et de la plate-bande.

La plate-bande, elle-même , avec ses claveaux en trapèze, tels que les appareilleurs du XVIII° siècle eussent pu les faire.

L'écartement qui sépare les deux contreforts est de 3 m. 85 c. en moyenne ; l'élévation atteint la hauteur de 13 m 50 c. en moyenne également, car le nivellement du terrain présente quelques inégalités ; enfin le mur est formé de quarante-neuf ou cinquante assises de pierres de taille soigneusement équarries et jointoyées. L'épaisseur de ce mur est d'environ 1 m. c'est aussi la saillie des contreforts. Les voûtes intérieures ont donc pour points d'appui une muraille ayant 2 m. d'épaisseur. C'est énorme déjà, et cependant les constructeurs n'ont pas jugé cette force de résistance assez considérable ; ils ont employé un moyen ingénieux pour augmenter cette même force de résistance et qui consiste à charger le sommet de la muraille, dans un sens vertical d'une voûte ayant ses points d'appui sur la tête des contreforts et agissant dans le sens opposé à la poussée des voûtes intérieures.

On reconnaît bien la, dans cette combinaison si simple, si vraie et si pleine de bon sens, le génie des constructeurs du moyen-âge. Cette voûte, formée par deux arcs-doubleaux de 25 c. d'épaisseur chacun, ajoute donc à l'épaisseur de la muraille et sur son sommet un poids considérable, puisque cette muraille atteint ainsi la mesure d'un métre 50 c. sans
compter la saillie de la corniche, dont nous donnons un dessin (fig. 7) et qui supporte tout le comble qui recouvrait
l'édifice.

dessin de Petit

Fig. 7 corniche

dessin de Petit

Butées aussi fortement, les voûtes intérieures n'ont pas bougé ; une autre précaution, d'ailleurs, a été prise contre l'écartement dans le sens de la longueur ; nous en parlerons bientôt. L'étage du rez-de-chaussée était éclairé par vingt-sept fenêtres carrées, c'est-à-dire ayant leur quatre angles rectangulaires ; elles ont 1 m. 9 c. de large sur 2 m. 45 c. de haut ; leur linteau est formé de claveaux réguliers, encadrés dans une arcade ogivale, disposition insolite qui peut sembler bien bizarre et qui, si elle était reproduite dans un édifice moderne, ferait jeter les hauts cris d'indignation aux demi-archéologues.

L'arcade ogivale, parfaitement appareillée, se montre en-dehors comme à l'intérieur du monument ; notre figure 6 en fait voir la coupe.

Entre les huitième et neuvième contreforts, nous retrouvons l'arc de cercle de la porte du passage déja signalé (fig. 2, P.). Au-dessus s'ouvre une fenêtre ronde, surmontée d'une voûte construite pour supporter une sorte de terrasse, se reliant aux bâtiments démolis et dont les traces se reconnaissent en de nombreux endroits sur la grande muraille.

Dans la travée suivante, on trouve une porte presque semblable, conduisant dans la grande salle A, située vers la partie sud de l'édifice. La salle B, placée dans la partie opposée, est plus grande encore, car elle a sept travées au lieu de six. Enfin, à côté de cette seconde porte, on remarque un escalier en pierre et conduisant par vingt-quatre marches au premier étage.

Avant de pénétrer, dans ces différentes salles, faisons remarquer que, par une disposition que rien ne semble expliquer ni motiver, les fenêtres de ce premier étage, disposées trois par trois, ne sont point symétriquement placées. Ainsi, presque toutes les fenêtres placées sous les arcs-doubleaux, sont mises un peu à gauche ou un peu à droite du milieu réel ; cette différence varie de 5 c. a 2o c. (Voir la fig. 5, T).

Autre irrégularité encore : les consoles ou corbeaux de la grande corniche, sont au nombre de sept, entre cbaque tête de contrefort. Eh bien ! loin d'être disposées d'une manière égale entre ces têtes de contrefort, le hasard semble les avoir placées n'importe comment (fig. 5, CC.). (Voir fig. 7, pour les détails.)

Nos modernes appareilleurs frémiraient à la vue d'une telle irrégularité.

Après avoir présenté le dessin des deux façades, nous donnons celui des deux grands pignons qui les réunissent. - Celui du nord (fig. 3), est merveilleusement conservé, il reproduit tous les caractères de construction que nous avons étudiés sur la grande façade. - Il en est de même pour le pignon du sud (fig. 4). Leur élévation, depuis le sol jusqu'à la pointe du grand comble, peut être évaluée a 23 m. 70 ou 75C. Le contrefort central n'a que 1 m. 50 c. de moins ; son épaisseur est de 1 m. 20 c.

Nos dessins suppléeront à une description plus détaillée. Pénétrons maintenant dans l'intérieur de ce curieux et remarquable édifice.

dessin de Petit

Fig. 9. Plan des grandes salles du rez-de-chaussée.

Salle B (fig. 9). C’est par la grande porte E, ouverte dans la façade de l'ouest , qu'on pénétrait dans cette salle ; une seconde porte F, située dans l'angle, près du passage central, établissait une communication avec l'autre côté de la façade et aussi l’autre salle. A.

Cette salle B a 33 m. de long.sur 13 de largeur ; elle est divisée dans son milieu, par six colonnes et deux consoles, ce qui fait huit travées et deux nefs parfaitement bien voûtées. L'autre salle n'a que six travées, et elle ne le cède en rien, comme beauté de construction, à la salle voisine ; toutefois l'appareil des nervures n'est pas le même : ici elles sont carrément taillées dans leur profil, taudis que partout ailleurs elles sont arrondies (Voir fig.13). Les consoles présentent, à peu de variantes près, le profil de la figure 14. Les chapiteaux sont tous d'un seul morceau, corbeille et talloir ; en voici le dessin le plus généralement reproduit (fig. 15). Les autres se rapprochent des chapiteaux à feuilles plates et à crosses du XIIle. siècle. Leur diamètre inférieur est de près de 70 c. pour les colonnes du rez-de-chaussée et de 65 c. ou même 60, pour celles du premier étage.

Nous donnons (fig. 12) le profil et la coupe des voûtes et des colonnes, depuis le terrain usqu'au comble. Le massif M s'élève pour soutenir le centre de la charpente dont nous parlerons plus loin.

Voici maintenant la coupe générale de l'édifice (fig. 10) sur les lignes O O (fig. 8 et 9).

dessin de Petit

Nos lecteurs comprendront instantanément la disposition d'ensemble des deux étages, et pourront, en comparant les dessins entr'eux, reconnaître sans difficulté les distributions grandioses de la salle immense du premier étage. Cette, salle, en effet, tient toute la longueur et toute la largeur de l’édifice : elle a 66 M. 20 c.. de longueur sur 12 M. 40 c. de largeur, et est divisée en deux nefs par treize colonnes, formant quinze travées égales entr'elles.

Cette magnifique salle est éclairée par cinquante-deux fenêtres. C'est par l'escalier S S (fig. 2, 8 et 9) , qu'on y arrivait. Les rares communications établies avec les bâtiments qui n'existent plus, sont indiquées par les portes reproduites dans nos dessins.

La fig. 11 montre la coupe, par le travers, des deux étages. On remarquera que l'entre colonnement n'est pas le même que dans la fig. 10, c'est-à-dire, que chaque travée ne présente pas en largeur et en longueur une égale dimension : c'est un carré long, coupé par les nervures diagonales qui viennent appuyer leur retombée sur les cliapiteaux ou les consoles. Cette disposition qui est générale durant le moyen-âge , a pour but de rapprocber autant que possible , entr'eux , les grands points d'appui , c'est-à-dire les contreforts et les arcs-boutants extérieurs ; tout en laissant à la nef, ou aux nefs , une très grande largeur. C'est dans nos plus admirables cathédrales surtout, qu'il sera facile de se rendre compte de ce moyen simple et puissant d'avoir de grandes voûtes. Leur poussée dans le sens de la longueur est nulle et dans le sens de la largeur elle est maintenue par de forts supports.

dessin de Petit
  dessin de Petit
 
dessin de Petit

Bien que les voûtes du rez-de-chaussée et celles du premier étage semblent être identiques, on remarque pourtant plus de finesse dans ces dernières. Enfin, le sol qui, au rez-de-chaussée, n'est simplement, quant à présent du moins, qu'en terre battue, est formé au premier étage, par des carreaux de terre cuite, de différentes formes et dimensions.

A diverses époques , de notables parties de cet immense carrelage furent remaniées, et c'est à cette circonstance tout accidentelle de restauration, que l'on doit la disparition presque entière du carrelage émaillé, dont on ne retrouve plus que des fragments çà et la.

Ces carreaux témoignent de la richesse apportée à l'ornementation décorative de l'édifice, pour la salle du premier étage qui, selon toutes les probabilités, n'a pas dû être primitivement construite pour servir de grange, destination actuelle, et que la ruine de l'abbaye, transformée en ferme, a seule motivée.

Sur trois de ses côtés, cette salle n'a pas une seule ouverture qui puisse servir de porte, près de laquelle les voitures puissent approcher, et seulement dans la façade de l'ouest, on peut remarquer deux véritables, mais très-petites portes donnant à l'extérieur (fig. 1°). A l'une de ces portes, sont posés des corbeaux, destinés à soutenir une charpente qui s'appuyait sur d'autres corbeaux placés plus haut. Est-ce par là seulement qu'on entrait le blé, à l'aide d'une grue ? La question est diflicile à résoudre, tant que des recherclies approfondies n'auront point été faites. Etait-ce au contraire , par l'escalier S qu'on montait les grains et les pailles dans la grande salle ? Cela est possible à la rigueur , toutefois jusqu'à preuve contraire, nous ne pouvons voir dans la destination de cette magnifique salle qu’un dortoir dont l'entrée principale était par ce même escalier, placé vis-a-vis de l'une des issues du cloître, qui s'étendait en face de notre bâtiment en s'appuyant au bas-côté sud de l'église.

Aux angles sud-est et nord-ouest de ce bâtiment, on remarque un escalier étroit commençant au 1er étage et aboutissant au comble par un mouvement en spirale.

De prime abord l'effet d'ensemble de cette longue et haute charpente, produit un certain mouvement d'admiration qui s'amoindrit peu à peu lorsque l'examen attentif de la construction commence. Nous avons donné (fig. 10) l'ensemble des quinze fermes qui divisent le comble. Voici maintenant l'une de ces fermes (toutes pareilles entr'elles) (fig. 16).

Le système adopté pour cette charpente, est de partager le poids du comble entre les gros murs et le pilier central, mais par le fait même de ce système, les deux tiers du poids pèsent sur le centre au lieu de peser exclusivement sur les gros murs. Remarquons aussi qne la pièce principale “l'entrait” (fig. 18), est formé de deux pièces de bois jointes ensemble par leur gros bout avec une clef ou forte cheville et quelques chevilles insignifiantes par leur peu de force. Cette clef se rompant entraîne toute la cbarpente dans une chute inévitable - et que l'on sait éviter maintenant par le tracé ou trait de Jupiter : assemblage remarquable que le charpentier de Vauclair ignorait. Nous donnons ( fig. 17) les points d'attache des principales pièces de cette grande charpente qui grâce à la solidité du pilier central, s'est conservé debout. On pourrait sans inconvénient, et ceci n'est pas une mauvaise plaisanterie, démolir les deux gros murs latéraux - la charpente resterait en équilibre sur le pilier central.

Cette même fig. 16 fait voir la coupe des belles voûtes de la grande salle du 1er étage.

Les maçons de Vauclair furent d'habiles et savants ouvriers.

(1) Une description générale d’une de ces abbayes sera l’objet d’un article spécial.